C’était un très bel objet, en même temps qu’étrange et inutile, un bibelot imposant fait pour attirer la curiosité des visiteurs et provoquer leur surprise. Je le plaçai sur la cheminée de mon bureau dont le manteau de marbre rouge s’accordait avec l’or éraillé de son cadre. En pleine lumière, les formes sculptées dans le bois s’avivèrent : tout un peuple de souris dans un enchevêtrement de feuilles et de rameaux courait immobile en un flot continu suivant le sens des aiguilles d’une montre. Observé à quelques pas, ce n’étaient qu’un entrelacs de lianes annelées, mais si l’on s’approchait, des dizaines de petits rongeurs saisis dans tous les états d’une course éperdue et circulaire — les oreilles finement ciselées, le museau si délicat que l’œil croyait discerner de fines moustaches — montraient toutes les faces de leurs corps bondissants et dodus. Quel artisan, pour répondre à quelle commande incongrue, avait bien pu imaginer pareil décor ?
Stimulé par l’énigme de ce miroir sans reflets, je m’installai à ma table de travail et commençai un récit dont j’écrivis d’abord le titre : Le Miroir des chats, inspiré évidemment par cette ribambelle de souris si peu conventionnelle.
Je m’absorbai dans cette tâche jusqu’à ce que l’horloge à balancier debout en face de moi fît entendre quatre coups sonores.
A ce signal, Gingembre, comme chaque après-midi, commença à étirer ses membres engourdis. Gingembre était un très vieux chat roux approchant dix-huit ans et à qui des habitudes bien ancrées commandaient de faire chaque jour une petite promenade à cette heure précise.
Il s’apprêtait à descendre du fauteuil quand il aperçut le miroir que j’avais installé pendant qu’il dormait.
En quelques bonds il fut sur le bord de la cheminée, reniflant avec intérêt ce nouvel objet, oubliant qu’à cette minute il aurait dû franchir le seuil de la porte- fenêtre pour gagner la pelouse humide de cette fin d’après-midi de novembre.
Mais Gingembre demeurait là, face au miroir, assis sur son arrière-train, dans la contemplation de quelque chose qu’il ne pouvait pas voir. Sur le moment je n’y fis pas attention : il faut que les chats s’apprivoisent à tout ce qui s’introduit dans leur univers.
Au bout d’une demi-heure, il demanda enfin à sortir, et je le vis s’enfoncer d’un pas claudiquant de vieillard dans la brume où disparaissait le fond du jardin.
Le lendemain, je jetai à la corbeille le récit que j’avais ébauché sous le titre Le Miroir des chats. Je sentais qu’il y avait dans l’objet trônant sur ma cheminée la matière d’un conte, mais l’amorce de cette histoire demeurait insaisissable. Je passai l’après-midi à raturer des pages et des pages, en vain.

A quatre heures, Gingembre quitta son fauteuil pour se poster devant le miroir où il conserva, immobile comme une statue égyptienne, la posture de la déesse Bastet absorbée dans la contemplation de l’éternité.
Je me levai, autant pour m’arracher à mes infructueux efforts d’écriture que mû par la curiosité. Debout derrière le chat, je penchai la tête, essayant de voir ce qui retenait ainsi son attention. Il roucoula doucement à mon approche sans pour autant quitter des yeux la surface vide du miroir, et il se mit à ronronner de contentement. Mais je ne pus rien déceler qui expliquât son attitude.
Comme la veille, il sortit à quatre heures trente et disparut d’un pas malhabile dans le brouillard.
Ce rituel énigmatique se reproduisit quotidiennement pendant une semaine, toujours dans le même laps de temps. Avant quatre heures, le miroir n’intéressait pas Gingembre ; après la demie, il lui était indifférent.
Je cessai bientôt de m’occuper de ce manège insolite qui lui faisait préférer cette station immobile sur le manteau de ma cheminée à trente minutes de détente au milieu des bouquets de chrysanthèmes dont les couleurs dorées luisaient dans la brume cotonneuse.
« Une lubie, me disais-je, une lubie de vieux chat peut seule expliquer son comportement. »
J’abandonnai toute tentative de donner corps au récit du miroir pour reprendre le fil d’un roman qu’il me fallait achever.
Un soir, pourtant, il se produisit quelque chose de bizarre : mon vieux chat au miroir se mit à ronronner comme un petit moteur. Je m’approchai une nouvelle fois de la cheminée. Le nez tendu, Gingembre humait la surface froide de la glace. C’est alors que quelque chose me fit sursauter : il y avait une ombre dans ce miroir, un halo plus foncé et plus luisant que la rouille maculant son tain — comme un reflet roux !
A partir de ce jour, je travaillai plus distraitement, attendant les quatre coups d’horloge qui conduisaient immanquablement mon chat vers ce reflet insolite et qui me poussaient à sa suite pour observer ce qu’il voyait.
Au fil du temps, le reflet s’affirma, ses contours se précisèrent, une silhouette se dessina dans laquelle je reconnus un chat roux, semblable à Gingembre, mais moins âgé aussi.
Le plus curieux, c’était qu’aucun autre reflet, et surtout pas le mien, n’apparaissait dans le miroir.
J’avoue que je fus dès lors très intrigué par la cause de ce phénomène optique. Je voulus d’abord croire à une illusion. Mais le chat qui se tenait immobile dans le miroir demeurait bel et bien au-delà de la surface, à regarder Gingembre dans les yeux.
Un après-midi que le reflet du chat avait encore progressé en netteté, trois autre objets parurent flotter derrière lui, au fond d’un espace qui ne correspondait pas à celui de mon bureau : un violon de bois sombre, une petite barque d’ivoire et un peigne de corne… Bien sûr ces objets n’avaient pas leur réplique dans la pièce où je me trouvais.
En descendant de la cheminée ce jour-là, Gingembre me sembla plus fatigué que d’habitude, et quand il se fut enfoncé sous les feuillages des chrysanthèmes, au fond du jardin humide, un curieux pressentiment m’étreignit pour la première fois.
Le soir du même jour, à sept heures, il ne rentra pas pour dîner, ni plus tard, quand la nuit eut installé son empire silencieux et brumeux sur le jardin. Il ne rentra ni le lendemain, ni aucun des jours qui suivirent.
Ce n’est qu’au printemps que je découvris sa dépouille mangée par les insectes dans un endroit reculé du jardin.
Après le départ de Gingembre, je ne vis plus rien de distinct dans le miroir, sinon les piqûres rousses qui recouvraient son tain aveugle.
Quelques mois plus tard, j’adoptai un jeune chat mince, au pelage gris argenté et aux yeux émeraudes, de la race Bleu Russe, qui prit l’habitude, à son tour, de dormir dans mon bureau pendant que je travaillais.
Je l’avais baptisé Ginger, en souvenir de l’autre.
S’il arrivait à Ginger de grimper sur le manteau de la cheminée, jamais il ne s’attardait à renifler le cadre de bois du miroir, encore moins à s’asseoir pendant une demi-heure devant son ovale sans reflet.
Mais quand il eut atteint sa seizième année et que les rhumatismes commencèrent à avoir raison de son agilité, il arriva qu’un après-midi de printemps, entre quatre heures et quatre heures trente, il renonça à sa promenade du soir pour se poster en hiératique dieu égyptien devant le miroir aveugle.
Il ne s’écoula pas trois semaines avant que je n’enterre le vieux Ginger près d’un pied de pivoines en fleurs.
Il y a maintenant quinze années de cela, quinze années que je vis sans chat.
Le mystère du miroir demeure enclos sur ma cheminée. Mais d’ici peu je saurai, je sais déjà… Car chaque après-midi, au dernier coup de l’horloge marquant quatre heures, une inexplicable impulsion me précipite devant son ovale, et, depuis une semaine, j’ai vu sortir du halo de rouille, de plus en plus nettes, les formes reconnaissables de trois chats noblement assis : l’un se tient tout près, mince et bleu, qui me fixe de ses yeux d’émeraudes ; le deuxième, un peu en retrait, emmitouflé dans l’épaisseur de son rouge pelage, m’observe, et je crois entendre le bruit d’un petit moteur ; le troisième, plus loin dans la profondeur du miroir, jeune chat roux de ma jeunesse, me jette un regard étoilé.
C’est hier seulement que trois objets ont à leur tour émergé : un violon de bois sombre, une petite barque d’ivoire et un peigne de corne… et tandis que je fouille à présent mon passé, je ne me lèverai pas aujourd’hui à l’invitation des quatre coups de l’horloge, car je sais désormais quelle ombre aimée surgira du fond de ce miroir, quelle chevelure rousse s’ornera d’un peigne de corne, quelle main blanche se saisira d’un sombre violon, et dans quelle barque je m’éloignerai bientôt avec elle.
Il est temps pour moi de mettre un point final à mon dernier récit.