La porte de la chambre était close, par où allait s’introduire l’homme avec sa hache, et sur la surface brillante de cette porte close, se reflétait la lumière provenant de la minuterie éclairant le couloir.
L’homme demeura immobile, sa main enserrant la poignée ronde de la porte de la chambre. Il attendait qu’au-dessus de lui la lampe s’éteigne et que disparaisse l’éclat de cette lumière importune sur la porte. Il ne prit pas la peine d’essuyer le liquide épais qui dégouttait de la hache et lui collait les doigts : il n’était pas question de faire dans la dentelle, encore moins de nettoyer une arme qui, après qu’elle aurait servi, serait abandonnée sur les lieux. Du reste, le lien personnel qui le rattachait à la femme dont il venait de couper la tête dans la pièce d’à côté, et dont le tronc, sur le lit, finissait de se vider d’un beau sang noir, le dénoncerait très vite. Il se répéta les termes de son programme : se débarrasser enfin de son ex., de son fils et du chat. Surtout ne pas oublier le chat. Il n’avait qu’à ouvrir cette porte, traverser la chambre en deux enjambées et finir le travail. Il s’agissait seulement d’être efficace.
La lumière s’éteignit. L’homme ne tourna pas tout de suite la poignée. Il repassa dans sa mémoire la disposition des meubles : l’armoire, à main droite en entrant ; le lit du petit au fond, sous la fenêtre ; le panier, au pied du lit, où le chat avait coutume de se tenir.
La place de chaque objet, il l’avait soigneusement enregistrée la veille, dans l’après-midi, pendant que son ex-femme et son fils s’étaient absentés. Il n’avait eu, pour seul témoin de son intrusion dans l’appartement, que le chat qu’il n’avait pas osé caresser.
Les yeux clairs de l’homme brillaient fixement, la cicatrice lui barrant la joue droite traçait un sillon sur son visage osseux, ses lèvres minces étaient serrées.
La poignée de la porte, huilée de la veille, tourna sans émettre le moindre son. Les gonds, bien graissés, demeurèrent muets quand il poussa le battant. Un pas, puis un second. Il avait ôté ses mocassins dans l’entrée et ses fines chaussettes sombres s’enfonçaient sans bruit dans la moquette épaisse. Il referma la porte lentement, très lentement.
Un réverbère dans la rue diffusait une faible clarté derrière les lourds rideaux occultant la fenêtre. La lumière, pauvre, s’accrochait à peine au bois du lit et ne laissait percevoir de son occupant que la silhouette d’un petit corps sous une couette et l’ombre d’une tête d’enfant sur un traversin.
L’homme n’avait pas besoin d’en voir plus. Le contour de la tête se détachait suffisamment. Il s’approcha. Quelque chose brilla sur sa droite, à ses pieds : il reconnut les yeux phosphorescents du chat qui le regardait, impassible. Il sembla à l’homme que l’animal était assis dans son panier comme s’il attendait la fin de tout ça. L’homme lui promit intérieurement qu’il s’occuperait de lui, juste après.
Il fit un pas vers la table de nuit, empoigna le manche de la hache des deux mains, en abaissa la lame à la jonction de la couette et de l’ombre de la tête posée sur le traversin, la remonta lentement jusqu’à ce qu’un rayon de lumière ricoche sur sa surface argentée, puis l’abattit de toutes ses forces.
Un bruit mou, à peine perceptible. L’ombre de la tête roula sur le côté, tomba sur le sol où elle rebondit, avant de s’immobiliser devant le chat imperturbable.
L’homme sortit de sa poche une torche mince, semblable à un stylo, et constata qu’il n’y avait pas de sang sur le traversin. Il souleva la couette : le corps décapité d’un Félix le chat en peluche était allongé. Sur le sol, où elle venait de rebondir, la tête hilare du personnage de dessins animés le regardait. L’homme la fit rouler d’un coup de pied rageur vers l’armoire.
La chambre n’était pas bien grande, mais beaucoup de meubles et d’objets l’encombraient. Le tout était de savoir où chercher. L’homme se tourna vers l’armoire dont il ouvrit les deux battants avec précaution. Il regarda entre les pantalons et les chemises pendues à des cintres, inspecta le sol couvert de petites boîtes à chaussures, fit glisser le rayon de sa torche dans la profondeur de chaque étagère où une main soigneuse avait plié des tee-shirts et des sous-vêtements d’enfant. Il se dirigea ensuite vers un grand coffre d’osier où s’entassaient pêle-mêle toutes sortes de jouets. Il les en sortit un à un, en reconnut quelques-uns pour les avoir offerts à son fils quand la famille était encore une famille.
Le gamin n’était pas dans le coffre. Personne non plus sous le petit bureau.
Dans un coin, une raquette démaillée, un tricycle abîmé, un cheval à bascule défraîchi formaient un tas : l’homme les écarta, ne trouva dessous qu’une balle de plastique.
C’est alors qu’il se tourna vers le lit. Pourquoi n’y avait-il pas pensé d’abord ? N’est-ce pas le premier refuge auquel songe un enfant quand un danger le menace ? Il se mit à genoux, pencha la tête jusqu’à ce que sa joue balafrée effleure la moquette. Rien non plus sous le lit.
Le gamin avait décampé. Comment avait-il pu savoir ? Il se remit debout. Le faisceau de la lampe éclaira le chat. Toujours assis dans son panier, ce dernier regardait sans crainte l’homme qui, un an auparavant, vivait encore avec eux dans un autre appartement. Ni l’apparition de l’homme, ni son intrusion dans la pièce, ni le coup de hache, ni la chute de la tête en peluche, pas plus que la fouille minutieuse des lieux — toutes choses auxquelles l’animal avait assisté sans bouger — ne semblaient l’avoir effrayé.
L’homme, la hache à la main, ne put s’empêcher de l’admirer, malgré tout le dégoût que lui inspirait cet animal : deux yeux verts, immenses, lumineux ; un pelage gris, épais, aux reflets bleutés où s’accrochait la lumière de la lampe électrique ; un corps élancé, mince, élégant.
Surtout ne pas oublier le chat.
C’était dommage : un si beau chat. Mais c’était nécessaire. Cette créature du diable toujours attachée à son fils n’était-elle pas la preuve de la monstruosité qui s’était développée dans sa famille ? Débarrasser la terre de son ex., de son fils et du chat. Après quoi, il n’aurait plus qu’à mourir à son tour.
Mais il n’avait accompli qu’un tiers de son programme. Il lui fallait s’acquitter maintenant du deuxième tiers, après quoi, il mettrait la main sur l’enfant, lui couperait le cou, et trouverait enfin la paix.
Il saisit la hache sur le lit où la lame laissa des taches sombres. Le chat bailla et s’étira. Un faible rayon cligna sur le fer poli que l’homme brandit au-dessus de sa tête. Bien décidé à y mettre tout son cœur, il se concentra avant de laisser tomber l’arme avec force, laquelle accomplit un arc de cercle si vif, si bref, si rapide, qu’elle réalisa son œuvre de mort au-delà de ses espérances : elle traversa le chat, heurta d’un choc sourd le montant du lit où elle rebondit pour terminer sa course dans la cuisse de l’homme. Il n’eut même pas l’idée de crier sa douleur. Sa stupeur s’exprima en un lent affaissement de tout son corps sur le sol moquetté qu’un long jet de sang continu inondait. A chaque battement de son cœur, il sentait ses forces décliner et le jet diminuer. Sa joue barrée d’une cicatrice finit par rencontrer le sol moelleux où la fine lampe avait roulé, éclairant le panier du chat. Celui-ci, toujours assis, le regardait, les yeux mi-clos, en ronronnant.
L’incrédulité envahit l’homme et lui fit oublier sa propre agonie. Bientôt, il eut un hoquet, puis un autre, son cœur s’emballa, s’arrêta, repartit. Juste à temps pour voir le chat disparaître, d’un coup, comme une bulle qui éclate.
Après quoi, ce fut au tour de sa conscience insatisfaite de s’évanouir.
Martin ouvrit les yeux. Le rêve de nouveau lui avait donné des sueurs froides à cause de son réalisme oppressant, et il demeura une minute allongé, le temps de reprendre ses esprits et sa respiration. Quand il se tournerait sur le flanc droit, il verrait le chat dans le panier, à côté de son lit, le chat qui le regarderait, les yeux bien ouverts.
Cela faisait de nombreuses années — en fait aussi loin qu’il pouvait remonter dans le temps — qu’il se réveillait ainsi, chaque matin, sans exception, son chat à côté de lui. Bien avant cette nuit de son enfance où son père avait voulu le tuer, cette nuit où ce père devenu un assassin avait décapité sa mère, avant de mourir lui-même de sa propre main. Cela faisait seize ans — il en avait vingt-deux — et il n’arrivait pas à comprendre comment il pouvait avoir des images aussi nettes de ce qui s’était passé cette nuit-là. De fait, ces images n’auraient jamais dû exister, car cette nuit-là précisément, sa mère l’avait confié à sa grand-mère, à l’autre bout de la ville, avec ce chat, qu’il avait toujours connu, ce chat qui, cette nuit-là comme toutes les autres, avait dormi à côté de son lit.
Martin roula sur le côté droit. Il rencontra le regard du félin — un magnifique Bleu russe —, un matou aux lignes épurées, au pelage d’une douceur mate qui le contemplait avec cette équanimité qui avait le don de l’apaiser. Ça aurait dû être un vieux chat aujourd’hui, un chat de vingt-deux ans, autant dire un chat perclus et aveugle, un mort vivant au pas mal assuré.
Or Hadès paraissait ce qu’il avait toujours été : un chat dans la plénitude — l’œil vif, la démarche souple, le poil sans défaut. Un chat que Martin avait toujours vu à ses côtés, au moment de s’endormir, mais que jamais, à aucun moment, il n’avait vu dormir ! Car Hadès ne s’abandonnait au sommeil que quand son maître lui-même dormait. Du moins c’est ce que sa grand-mère lui avait répondu le jour où Martin, alors âgé de douze ans, lui avait posé la question. Mais il n’avait pu en apprendre davantage car sa grand-mère d’ordinaire si prolixe avait semblé gênée et avait fini par changer de conversation.
Les relents d’angoisse liés au rêve cédèrent bientôt la place à un sentiment d’excitation lorsque les yeux de Martin tombèrent sur la mini-caméra accrochée au-dessus de son lit : une webcam bricolée dont l’objectif embrassait dans un même plan le jeune homme dans son lit et le chat dans son panier. Le voyant rouge indiquait qu’elle continuait à filmer.
L’idée d’enregistrer une nuit de sommeil avec son chat lui était venue quelques jours auparavant, en cherchant sur internet des renseignements sur la race à laquelle appartenait Hadès. Martin était vite tombé sur le site du Club du Bleu russe, apprenant qu’ils étaient nombreux les amateurs prisant ce genre de chat. On trouvait là des photographies en quantité, des témoignages, beaucoup de textes aussi, pratiques et utiles, émouvants et poétiques. Martin avait parcouru la rubrique Récits et poèmes, et pendant un moment, l’idée d’écrire une histoire sur ce chat qu’il n’avait jamais vu dormir lui était venue. Mais était-ce vrai qu’Hadès ne dormait pas ? Si la grand-mère de Martin avait dit vrai, Hadès ne fermait les yeux que quand Martin lui-même était endormi. C’était là une bizarrerie qui méritait d’être vérifiée. Et si elle l’était, il pourrait aussi envoyer un montage de son film au site : il remporterait à coup sûr un beau succès !
La caméra reliée à l’ordinateur avait enregistré pas moins de huit heures de sommeil. Il faudrait réduire tout cela à dix minutes maximum, cinq ce serait encore mieux. Il cliqua sur le fichier. Il se vit lui-même sur l’écran, se glissant sous la couette. Puis Hadès venir bientôt s’installer dans son panier où il entreprit de faire sa toilette. Pendant ce temps, la tête bien calée sur les oreillers, Martin relisait une nouvelle de Julio Cortázar intitulée Continuité des parcs. Puis il se vit éteindre, fermer les yeux, se retourner une ou deux fois, avant de s’immobiliser. C’est un peu plus tard que quelque chose d’inattendu et d’absolument stupéfiant se produisit : le chat soudain disparut du champ de la caméra. Croyant à un moment d’inattention, Martin revint en arrière, cliqua sur play : le chat était bien là qui, aussitôt après sa toilette, s’allongeait, fermait les yeux. Et puis tout à coup, plus de chat : évaporé, disparu ! Martin repassa plusieurs fois la séquence au ralenti : il n’y avait aucun doute, le chat se dématérialisait soudain, sans transition. Sur la table de nuit, le réveil à cristaux liquides indiquait 22h30. C’était évidemment impossible ! Martin accéléra le film pour voir ce qui arriverait après. Il se vit dormant, changeant par intermittence de côté, immobile le plus souvent. C’est alors que quelque chose de plus inquiétant que la disparition du chat eut lieu : Martin se vit se lever et sortir du champ de la caméra. A plusieurs reprises, il repassa la séquence : aucun doute, il s’était levé pendant la nuit. Sur la table de nuit, le réveil indiquait 3h du matin. Martin accéléra de nouveau le film : il se vit regagner son lit à 6h, pour s’endormir à nouveau. Ce n’est qu’un peu avant sept heures que le chat se matérialisa dans son panier, juste avant que Martin n’ouvre les yeux.
Ce que venait de découvrir Martin l’ébranla profondément. Il y avait là un mystère effrayant, une impossibilité qui tenait du prodige. Comme il n’avait aucune raison de supposer une mystification, il devait admettre que la caméra avait enregistré quelque chose qui aurait dû rester secret, que lui-même n’aurait pas dû voir. Et cela l’inquiétait au plus haut point.
Il fallut la matinée à Martin pour faire taire en lui le sentiment qu’une réalité surnaturelle enveloppait son existence nocturne. Il comprenait maintenant pourquoi sa grand-mère avait jadis été si réticente à parler du sommeil du chat. Et puis il y avait eu, longtemps auparavant, cette horrible nuit, quand sa mère avait été décapitée par son propre père, cette nuit dont il gardait des traces en lui alors qu’il n’en avait pas été le témoin. Il avait le sentiment que sa connaissance du crime avait un rapport avec ce chat, qui disparaissait au moment où lui, Martin était vaincu par le sommeil. Un rapport aussi avec le fait qu’il quittait son lit en pleine nuit sans en avoir conscience. Il soupçonnait à présent que pendant cette nuit terrible du meurtre, il ne se trouvait pas chez sa grand-mère, comme cette dernière le lui avait raconté, mais qu’endormi dans l’appartement de sa mère, il s’était levé dans son sommeil.
Pour aller où ?
L’après-midi, quand il se sentit enfin apaisé, Martin fit un montage des passages les plus saisissants de l’enregistrement et l’envoya au site du Club du Bleu russe accompagné d’un récit intitulé Matriochats. Il ne doutait pas qu’on prendrait le film pour un gag et qu’il ferait sourire. Comment pourrait-il convaincre quelqu’un que rien n’était truqué ? Que le chat, avait disparu de l’écran, c’est-à-dire de la réalité ?
Ce soir-là, Martin ne brancha pas la caméra. Il lui était venu une meilleure idée, celle de faire enregistrer l’une de ses nuits de sommeil dans une clinique spécialisée. En mettant ainsi des médecins en position d’observateurs, il pourrait faire partager cette expérience qui tenait du surnaturel, peut-être même obtenir une explication. Mais il n’était pas sûr qu’on accepterait la présence d’un chat dans la clinique.
A 22h15 Martin relut la nouvelle de Cortázar avant de s’assoupir sur les pages du livre. Ce fut juste avant de sombrer que la pensée fugitive qu’Hadès allait disparaître au moment où lui-même perdrait conscience le traversa.
L’homme ouvrit les yeux. Il était en sueur, comme à chaque réveil nocturne. C’était la faute de ce rêve, toujours le même. En passant la main sur son front il effleura les capteurs chargés d’enregistrer l’activité électrique du cerveau, les électrodes collées de chaque côté de ses yeux destinées à rendre compte de leur mouvement pendant son sommeil. Il se rappela qu’il était également relié à un appareil qui mesurait son rythme cardiaque et sa respiration. Il ferma les yeux un instant, les ouvrit à nouveau, put lire au plafond l’heure que projetait son radio réveil : 22h 30. La caméra, dans le coin gauche de la pièce, juste au-dessus de la porte, devait continuer à enregistrer. Demain ils lui notifieraient qu’il s’était réveillé à 22h30, au sortir d’une activité intense du cerveau, d’une phase de sommeil dit paradoxal. Ils lui demanderaient alors de quoi il avait rêvé, et il répondrait une fois de plus qu’il avait rêvé de son fils Martin, quoiqu’ils prétendissent qu’il n’eût pas de fils, qu’il n’en avait jamais eu.
A droite, les lames légèrement écartées du volet en PVC laissaient passer un peu de lumière. Il pouvait voir en transparence l’ombre des barreaux verticaux.
Il n’osait pas se tourner sur le flanc droit. Pas encore. Car le chat devait se tenir assis sur la chaise et le regarder. Il haïssait ce chat. Une fois il avait essayé de s’en débarrasser, mais depuis ce jour, l’animal ne cessait de lui apparaître, toutes les nuits. Il ne leur en avait pas parlé, espérant qu’ils le verraient par eux-mêmes, grâce à leur caméra. C’était d’ailleurs pour cette raison qu’il était venu les trouver : pour n’être pas tout seul à le voir, pour qu’ils lui disent ce qu’était ce chat. Mais eux ils n’en parlaient pas, comme si ce chat n’existait pas, comme si ce chat leur était invisible. D’ailleurs personne ne le voyait jamais ce chat gris bleu qui hantait ses nuits depuis tant d’années.
Il remarqua que, comme d’habitude, un silence profond régnait à cette heure dans le couloir. Il y avait peu de gens à l’étage : une femme d’une trentaine d’années qui souffrait d’apnée du sommeil. Sa chambre, la n°7, se trouvait un peu plus loin, sur la gauche, de l’autre côté du couloir. Et puis il y avait aussi ce gamin de six ans, un somnambule paraît-il, que ses parents inquiets avaient confié à la clinique car il lui arrivait de quitter la maison, en pleine nuit. La chambre du gosse se trouvait juste en face de celle de la femme. C’était la n°8.
L’homme d’un geste machinal tâta la longue cicatrice qui lui brûlait la joue. Il se tourna sur la droite pour l’appliquer sur la partie fraîche de l’oreiller, et comme il s’y attendait, il rencontra les yeux phosphoriques du chat. Un chat dont les contours minces et racés se fondaient dans l’obscurité. Comme toujours l’animal demeurerait là, immobile, avant de disparaître. Et puis l’homme le retrouverait ailleurs, nécessairement, partout où il irait, pareil à l’ombre d’un remords. Il détourna la tête. Maintenant il n’avait plus sommeil. La caméra allait enregistrer l’une de ses insomnies d’une heure ou deux dont il était coutumier. Il repensa au rêve, à sa femme morte, à son fils Martin. Seize ans qu’il ne l’avait plus revu. Seize ans pourtant qu’il le voyait en dormant.
Il essaya de se rappeler quelques bribes du rêve qu’il venait de faire. Il y avait quelque chose, dans celui-ci, de tellement… de tellement vrai, de tellement réaliste. Le jeune homme dans son lit… que faisait-il au juste ? Il lisait un livre, une histoire qui n’avait pas de fin, toujours la même, il en écrivait une aussi… Oui, son fils Martin écrivait des histoires.
L’homme se souvint de quelque chose : le jeune homme avait consulté un site… sur les chats ! C’était bien cela : il revoyait le bandeau du portail avec un chat assis dans une sorte de nimbe, un chat semblable à celui qui ne le lâchait pas, et puis, à l’arrière-plan, une perspective urbaine d’où émergeaient les coupoles dorées d’édifices étranges.
L’homme s’assit brusquement du côté gauche, là où se trouvait son ordinateur portable. Il ôta une à une les électrodes collées sur son visage, puis sur son thorax. Tant pis pour l’expérience. Il prétexterait qu’il s’était senti mal. Il tenait peut-être quelque chose de beaucoup plus important, une preuve irréfutable qu’il n’était pas la proie de songes étranges. Il fallait vérifier tout de suite.
Il ne fut pas long à trouver le site L’image du chat dans son nimbe assis devant une photographie représentant une ville apparut. Club français du Bleu russe, lut-il à gauche. C’était bien ça : il reconnaissait ce qu’il avait vu dans son rêve. Il frissonna. Pour la première fois si l’on exceptait le chat qui demeurait invisible aux yeux de tout le monde, son rêve rejoignait la réalité. Mais l’homme ne trouvait aucune trace du lien vers le film qu’avait envoyé le jeune homme. Sans ce lien, il ne pourrait rien prouver, ni achever ce qu’il n’avait pu accomplir, il y avait si longtemps… Car il y avait quelque chose qu’il devait terminer, il ne savait pas encore quoi. Mais en cliquant sur la rubrique Récits et poèmes, un titre — Matriochats — lui sauta au visage. A côté, le nom de l’auteur : Martin F. L’homme cliqua sur le titre et lut les première lignes : L’homme s’arrêta devant la porte de la chambre. Dans sa main droite une hache… Ça commençait par le récit d’un crime horrible, d’un père qui assassinait sa femme, tentait de tuer son fils, s’en prenait vainement à un chat, et finissait par se blesser mortellement. A mesure qu’il lisait cette première partie, l’homme sentait remuer en lui quelque chose. Certains mots, il n’aurait su dire pourquoi, levaient un coin de voile dans son esprit sur une vérité enfouie. Il se lança dans la lecture de la deuxième partie qui était l’exact récit du rêve qu’il venait de faire : un jeune homme du nom de Martin vivait avec un chat semblable à celui qui le hantait, un chat dont il avait enregistré la disparition afin d’envoyer un film au site du Club du Bleu russe accompagné d’un récit — le récit précisément qu’il était en train de lire.
A la fin de cette deuxième partie, l’homme suspendit sa lecture, il n’osait pas poursuivre, non il n’osait pas lire la fin de son impossible histoire.
Mais il était écrit — il est écrit et l’on peut lire — que sa curiosité serait la plus forte, qu’il ne pourrait longtemps résister à son destin. L’homme reprit donc sa lecture sur l’écran, reconnut son propre réveil, chacune des pensées qu’il venait d’avoir, comme l’espoir vain d’éliminer ce chat qui le poursuivait depuis si longtemps. Bientôt il sut la promesse qu’il s’était faite seize ans auparavant, car des mots inscrits en toutes lettres sous ses yeux la lui rappelaient clairement : se débarrasser enfin de son ex., de son fils et du chat. Surtout ne pas oublier le chat. Non, il savait désormais qu’il n’avait pas achevé ce qu’il s’était promis de faire, que tout était resté en suspens. Mais à cet instant, il sut aussi que tout était de nouveau possible car le récit qu’il lisait lui en donnait les moyens : il savait que quand il se retournerait, il constaterait que le chat derrière lui aurait disparu, il savait qu’à droite dans le couloir, derrière la porte de la petite armoire rouge à côté de l’extincteur, il découvrirait l’instrument dont il aurait besoin, qu’il n’aurait plus qu’à s’en saisir et à marcher vers la chambre n°7 où une femme attendait son destin.
L’homme acheva de lire le récit, se retourna et put constater avec satisfaction que le chat avait disparu. Il savait que l’animal se tenait assis à présent dans la chambre n°8, à côté de l’enfant somnambule.
L’homme fit comme il était écrit dans l’histoire qu’il venait de lire : il trouva l’instrument dans l’armoire rouge à côté de l’extincteur, puis il s’avança, abandonnant ses mocassins, pour accomplir en silence le premier tiers de son programme. Il s’arrêta devant la porte de la chambre n°7. Dans sa main droite la hache. Le manche de la hache était en bois clair et verni, et son fer large, fondu dans de l’acier trempé, aussi aiguisé qu’une faux. Nul doute qu’elle pouvait, d’un seul coup, trancher tous les doigts d’une main, et pourquoi pas, un bras ou une jambe, avec la même facilité. Et c’est d’ailleurs avec facilité et promptitude que cette hache était sur le point de servir.
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