Puis, au bout d’un mois, nous avons eu la visite de deux types, Eric et Bruno, qui soi-disant étaient venus spécialement de Paris pour nous voir, enfin plus précisément pour voir à quoi pouvait bien ressembler le chaton Dymka, qui visible-ment leur était promis. Ils se souviendront longtemps de cette visite qui, à les entendre, restera mémorable : on n’ap-proche pas des filles de stars si facilement !
La chatterie où nous résidions, une vraie forteresse ! Pour nous voir dix petites minutes – pas plus – ils ont dû se laver, se désinfecter les mains jusqu’aux coudes, enlever les chaussures. C’est tout juste si on ne les a pas coiffés d’une charlotte. Ils ont cru un bref instant qu’ils se préparaient pour mettre les pieds dans un bloc opératoire ou les services de soins intensifs. Nos visiteurs ont vite compris que dans notre maternité, on ne rigolait pas avec les règles élémentaires d’hygiène… mais ils ont compris aussi plus tard que cela provenait probablement d’une petite déformation professionnelle. Tout cela les a finalement rassurés de nous savoir entre de bonnes mains, et surtout ils ont littéralement craqué lorsqu’ils ont pu enfin nous approcher, nous prendre un court instant dans leurs bras.
Ils sont repartis comblés de ces quelques minutes de bonheur simple, en confirmant l’adoption de la petite chatte qu’ils venaient de câliner et qu’ils décidaient de prénommer Dymka, signifiant « fumée grise » en russe.
Nous avons continué à grandir, à nous instruire, deux mois durant, parmi les Ch’tis.
Un beau dimanche du mois de mai, Bruno le parigot est revenu avec la ferme intention de repartir en ma compagnie, moi sa promise Dymka, qui était prête : pucée, vaccinée… mais aussi vermifugée, et même griffes faites ! En un mot parée pour le grand jour, préparée pour le grand départ, tout comme l’avait été 48 heures auparavant, ma sœurette la dernière née. Seulement, au cours du déjeuner, je compris que ma sœur avait fait fausse route et allait probablement réintégrer la chatterie en attendant un nouvel horizon et que je partirai sans la revoir. Soudain, je n’en crus pas mes oreilles et dieu sait si elles étaient déjà grandes et pointues ! Le parigot proposait d’adopter également ma sœur, et, pourquoi pas, de revenir la chercher dans huit jours. Avait-il bu trop de champagne ? Ou était-il sincère ? Au dessert, il était complètement convaincu de sa décision, mais visiblement, il lui restait encore un obstacle de taille à franchir : convaincre son compagnon. Aurait-il suffisamment de pertinence pour le persuader d’accueillir chez eux deux petites chattes à la place d’une prévue à l’origine ?
Après les dernières recommandations d’Anne et de Jean-Pierre, les adieux à mes parents, nous avons pris le train pour la capitale : moi, Dymka, avec l’espoir de revoir ma sœur, lui le parigot se surprenant déjà à lui rechercher un prénom commençant par D.
Le vendredi suivant, l’affaire était réglée : ma sœur débarquait à son tour à Paris par le « charter Debus » qui faisait escale gare de Lyon pour remettre notre frère en partance pour Genève. Le Bruno l’avait jouée fine ! A vrai dire, il n’eut pas vraiment de mal à convaincre Eric qui « fondit » littéralement à la vue de mes premières glissades sur leur parquet.
Une nouvelle vie commençait. Je n’étais plus seule, mon rêve avait été exaucé : je récupérais une complicité pour la vie. Pris de court, Eric et Bruno l’ont baptisée Daphné, un prénom composé de deux syllabes aux sons très différents de celles constituant le mien ; et cela avec l’espoir qu’un jour nous reconnaîtrions distinctement nos prénoms… entre nous, c’était bien mal nous connaître, car même aujourd’hui, nous ne réagissons qu’à notre convenance.
Nos retrouvailles ont été joyeuses : nous n’avons pas tardé à reprendre rapidement nos combats de judo, nos parties de foot, nos roulés-boulés, nos courses-poursuites dans les trois dimensions ! Bref, la vie de salon s’annonçait heureuse et prometteuse.
Depuis la vie est belle ! Daphné et moi sommes devenues inséparables. Nous ne nous quittons pas d’un coussinet ! Nous faisons tout en parallèle, nous avons le même rythme de vie. Et pourtant, il paraît que nous sommes très différentes l’une de l’autre.
Déjà physiquement, Daphné est plus maigre que moi, voire efflanquée. Mais à ce qu’il paraît, il ne faut pas s’inquiéter car elle tiendrait cela probablement de notre tendre et élégante mère. Anne et Jean-Pierre, un jour de visite, ont même affirmé qu’elle était « canon » par rapport à notre race. Huit cents grammes de différence nous distinguent ! et pourtant nous fréquentons la même gamelle. Nous avons chacune la nôtre et respectons la part de chacune ; en revanche nous faisons bol d’eau commun, sachant que moi, Dymka, j’ai un petit faible pour le filet d’eau fraîche au robinet ! Ma sœur non.
Daphné est beaucoup plus indépendante que moi. Elle a du caractère comme ils disent : elle miaule le plus souvent pour râler. Un vrai écureuil — j’ai du mal à la suivre — elle passe son temps à escalader, à faire tous les sommets qui existent dans cette maison, c'est-à-dire tous les dessus d’armoire, mais aussi il est fréquent de la voir perchée sur la tranche d’une porte à 2m30 du sol. Au début, je lui ai ouvert la voie, mais depuis l’élève a largement dépassé le maître. Moi aussi, j’ai mes repères en altitude, mais beaucoup plus accessibles. Il faut dire qu’elle est plus légère et donc plus leste que moi.
Daphné prend les caresses qui passent mais ne court pas après : tout le contraire de moi ! À ce qu’il paraît je suis un « vrai pot de colle », mais ils adorent ça, alors pourquoi s’en priver ! Et puis heureusement que je suis là, car lorsqu’il y a des invités, Daphné file aux abris et passe son temps cachée dans le lit ou dessous. Moi du coup j’assure pour deux : fais mes mondanités, passe de genoux en genoux, savoure les caresses de chacun, repère les cuisses ou les épaules les plus confortables. Que du bonheur ! Ma sœur n’est pas en reste, car dès que le calme est réapparu dans la maison, Bruno et Eric vont souvent la chercher pour lui distribuer les caresses manquées.
Régulièrement, nous aimons bien bouleverser cette sérénité ambiante un peu « plan-plan ». C’est simple, pour cela, Daphné et moi, nous lançons dans une course-poursuite effrénée à travers le salon plus particulièrement. Et là, c’est réglé comme du papier à musique : Eric devient hystérique et commence à entonner son refrain sur les canapés et les fauteuils prétendument abîmés par nos soins, reprochant à Bruno de ne pas assez nous couper les griffes. Entre nous, il ne nous les coupe jamais. Et alors, Bruno, de très mauvaise foi, prend systématiquement notre défense, feignant de ne pas reconnaître l’évidence. Cette scène nous fait toujours beaucoup rire dans nos moustaches.
À part ces moments « difficiles », c’est la vie rêvée chez nous. On peut faire à peu près tout ce que l’on veut.
Félinement vôtre,
Signé Dymka & Daphné
Alias les « Miss toutes grises »